Bertrand, ce qui nous lie

#ChallengeAZ | B comme Bertrand

Il y a deux ans, je me suis lancé le défi d’écrire la biographie la plus exhaustive possible d’un cousin éloigné d’un de mes ancêtres, choisi au hasard. Il s’appelait Victor K. Victor était un Poilu de Longuyon, mais j’ai vite découvert que sa participation tourmentée à la Grande Guerre n’avait pas été le seul évènement marquant de sa vie. Ce n’est pas de la vie de Victor que je veux vous parler ici. Aujourd’hui, je veux vous raconter l’histoire de ma rencontre avec Bertrand, Joséphine et Yves.
Bertrand K. était le petit-fils de Victor. J’ai rapidement su qu’il existait. Mais était-il encore vivant ? Le destin d’une personne née autour de la Seconde Guerre mondiale est particulièrement difficile à retracer : déplacements faciles et fréquents, souvent bien au-delà de la région où restaient ses ancêtres ; archives en très grande majorité protégées par le secret de la vie privée ; peu de traces numériques, contrairement aux générations suivantes. Pour moi, son existence se dessinait en creux, à travers la vie des autres — ici dans un acte de décès, là dans une mention marginale. Je n’aurais pas imaginé le rencontrer un jour.
La carte d'identité de Victor K., datée de 1943.
Carte d'identité de Victor K. (1943)
C’est au hasard de mes explorations que je suis tombée sur un article de l’Est Républicain, vieux de quelques années, sur le retraité Bertrand K. Les indices étaient maigres, mais le lien avec le Bertrand de ma recherche, « mon » Bertrand, était plausible — et c’était ma seule piste. J’ai écrit à la journaliste. Plusieurs mois plus tard, je reçois un mail d’une certaine Joséphine K. « Êtes-vous certaine d’être une fille cachée de Victor ? », m’écrit-elle. « Mon mari n’a rien à vous dire. »
Clôture de la piste ? Non : le lien est établi. J’écris à Joséphine avec bienveillance. Je lui explique qu’il y a eu un malentendu ; que par ailleurs je n’ai pas l’intention de m’imposer, et encore moins de réclamer quoi que soit. Si elle refuse d’échanger, je respecterai sa décision. Mais qu’elle comprenne bien : je suis une cousine,  je travaille par passion, je m’intéresse à elle et son mari « pour la science » — et pour moi, et pour nous. Je joins un arbre généalogique pour matérialiser le fil qui me lie à son mari.
Le ton du second mail de Joséphine est radicalement différent. « Bertrand a toujours refusé de parler de son enfance, dont je ne connais rien. D’ailleurs, de Victor il n’y a rien à dire non plus. Néanmoins… voulez-vous déjeuner chez nous, la semaine prochaine ? »
Le commerce de Victor K. à Longuyon
Le commerce de Victor K. à Longuyon
Belfort. Une journée d’hiver. Les trains en grève. J’arrive à destination avec beaucoup de retard. Joséphine et Bertrand me prennent dans les bras. « Chère cousine — si vous saviez ce que ça signifie de pouvoir dire ça ! Nous qui pensions n’avoir aucune famille… » Leur fils unique, Yves, la quarantaine, est de la partie. Il est célibataire : « la famille, c’est nous trois ».
Bertrand me parle de leur vie — une vie hors du commun —, mais il évoque aussi immédiatement son enfance. Sa femme est interloquée et émue. « Je n’en savais rien !… » L’arbre que je leur avais transmis, et qui pour moi n’avait d’autre rôle que celui de prouver la bonne foi de ma démarche, était imprimé en grand sur le mur. « Nous n’avions pas de nom au-delà de Victor ! »
Je raconte l’histoire incroyable de Victor — vous la découvrirez bientôt —, le destin de ses parents, de ses épouses et de son fils unique, le père de Bertrand. Ils pensaient que Victor avait eu une vie difficile, certes, mais simple : je les ai détrompés. Avant de partir, Bertrand me confie une liasse : « Voilà tous mes documents de famille. Prenez-les, je ne sais pas quoi en faire. » Parmi eux, la dernière lettre de son père, mort pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n’avait jamais osé la lire.
Dernière lettre de Charles K., fils de Victor et père de Bertrand, à ses parents (1940)
Dernière lettre de Charles K., fils de Victor et père de Bertrand, à ses parents (1940)
Aujourd’hui, je corresponds encore régulièrement avec Joséphine, qui me donne des nouvelles de la petite famille. Depuis mon passage, Bertrand s’ouvre beaucoup sur son enfance et rêve d’en savoir plus sur ses ancêtres. Il a aussi découvert que la femme « étrangère à la famille » qui l’avait élevé et pour laquelle il croyait avoir été un poids était en réalité sa grande-tante, la sœur de Victor : c’est une information qui pour lui, à 80 ans passés, donne une toute autre perspective à ses premières années.
Pour moi aussi, cette rencontre aura été forte et riche. J’ai (ré)appris qu’il n’était pas toujours facile de parler de son enfance, même à ses (très) proches. Que le rapport de chacun·e à sa propre histoire était tissé de trames si différentes, parfois lâches et parfois denses, qu’il fallait toujours l’étudier avec douceur et patience. Qu’aucune donnée généalogique n’était neutre ou anecdotique. Que la connaissance des autres était aussi celle de soi. Que l’histoire était le lieu du lien, pour peu qu’on ait les outils pour le tisser. Qu’il n’y avait pas d’âge, enfin, pour savoir et pour se dire. Pour tout cela, je ne saurais dire assez merci à Bertrand, Joséphine et Yves.

Toutes les photos sont issues des documents personnels de Bertrand, qu’il m’a aimablement permis d’utiliser dans ce cadre.

Héloïse Hervieux, Profils Généalogie
Héloïse Hervieux, Profils Généalogie

Héloïse Hervieux est généalogiste familiale depuis 2021 et passionnée depuis plus de 15 ans. Dans ce carnet, elle propose un ensemble de notes de terrain, anecdotes de recherche, réflexions sur la pratique de l'histoire familiale et conseils de lecture. Quand elle n'écrit pas ici, elle écrit pour les autres qui, comme vous, souhaitent dérouler l'histoire de leur famille.

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