Gothique, antique et fracture

#ChallengeAZ | G comme Gothique

L’allemand gothique ? Des lignes brisées dans un vieux journal ou sur une affiche de propagande nazie. Ah oui ? Et si je vous dis qu’Hitler l’avait interdite ? Et puis, quel rapport avec ces lettres de mon arrière-grand-mère alsacienne, aux lettres arrondies… mais encore moins lisibles ? On fait le point.

L'allemand gothique, c'est quoi ?

Quand vous parlez de l’allemand gothique, vous pensez probablement à ça :

Ça, c’est un texte imprimé avec la police de caractère Fraktur. La Fraktur est effectivement l’une des formes allemandes de l’écriture gothique. Elle est née au début du XVIe siècle et est largement utilisée en Allemagne jusqu’au milieu du XXe siècle. Si la Rotunda, la Schwabacher et d’autres variantes graphiques (souvent plus anciennes) coexistent avec la Fraktur chez les imprimeurs, on utilise généralement le terme Fraktur pour désigner toutes les formes gothiques allemandes imprimées.

L'écriture et les polices de caractère gothique

Les polices de caractère gothiques ne sont pas une exclusivité germanique, loin s'en faut. Ainsi, les tracés « brisés » rappellant l’architecture gothique sont utilisés par les premiers imprimeurs et dans toute l'Europe aux XVe et XVIe siècles. Ils rappellent l'écriture gothique manuscrite en usage en Europe.

A la Renaissance, cependant, l’Antiqua — terme regroupant les typographies latines classiques, comme nos tracés actuels — prend le dessus dans la majorité des pays européens. Seuls les espaces germaniques conservent les écritures gothiques pour leurs textes imprimés.

Et pour les textes manuscrits ?

Un texte en Kurrentschrift

La Kurrentschrift (ou Kurrent)

Pour l’écriture manuscrite, c’est la Kurrentschrift, ou écriture cursive, qui est utilisée et enseignée en Allemagne depuis le Moyen Âge. La Kurrentschrift diffère beaucoup de la Fraktur : pour la lire et l’écrire, il faut y avoir été initié·e.

Des lignes d'entraînement en Sütterlin
Le Sütterlin

Mais si la Kurrentschrift est adaptée à la rédaction avec une plume d’oiseau, elle est moins adaptée à la plume en acier qui outille écolières et écoliers à partir de 1850. En 1911, le graphiste Ludwig Sütterlin redessine la Kurrent pour inventer une nouvelle forme d’écriture manuscrite, le Sütterlin, ergonomique et simple d’apprentissage. Il se diffuse progressivement dans les écoles d’Allemagne.

Dans les faits, le Sütterlin ressemble à la Kurrentschrift, et n’est pas plus facile à déchiffrer pour les non-averti·es.​
Un tableau d'apprentissage du Sütterlin à l'école, mis en scène au Schulmuseum Folmhusen (Niedersachsen)
Un tableau d'apprentissage du Sütterlin à l'école, mis en scène au Schulmuseum Folmhusen (Niedersachsen)
Si les écritures gothiques sont majoritaires, l’Allemagne maintient le plus souvent une pratique d’« écriture multiple » (Zweischriftigkeit) : dans un même texte, les langues romanes sont écrites en caractères latins ; les langues germaniques, en caractères gothiques. Ce principe s’applique pour les textes imprimés et manuscrits et reste appliqué jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En Alsace, les actes d’état-civil après 1870 sont donc généralement pré-imprimés en Fraktur et complétés à la main en Kurrent/Sütterlin, sauf pour les noms français, rédigés à l’aide de caractères latins (Antiqua). Il faut suivre !

Quand la politique se mêle de l’écriture

Tout au long du XIXe et du début du XXe siècle, l’utilisation des écritures gothiques ou romanes fait débat en Allemagne. La Fraktur (et la Kurrent), écriture officielle depuis la fondation de l’Empire allemand, est vue comme proprement germanique, et encouragée comme telle. A l’inverse, l’Antiqua représenterait l’étranger. Malgré la plus grande lisibilité de l’Antiqua, ces motifs idéologiques gagnent de l’importance dans les années 1920-1930, où l’on encense et défend la germanité et l’aryanité. Peu après son élection, Hitler finit par imposer l’utilisation de la Fraktur dans l’imprimerie allemande, tout en interdisant aux imprimeurs juifs de le faire.

Pourtant, quelques années plus tard, le 3 janvier 1941, coup de théâtre : Hitler légifère à nouveau, mais cette fois pour prohiber les écritures gothiques, d’invention prétendument juive, au profit de l’Antiqua et de la Normalschrift. L’objectif (non avoué) est simple : rendre accessible l’idéologie nazie à toutes et tous au-delà des frontières… chose que la Kurrent et la Fraktur ne permettaient pas. Chose amusante : la lettre d’interdiction garde un en-tête… en Fraktur !

Interdiction de la Fraktur, lettre du 3 janvier 1941 (Martin Bormann)
Interdiction de la Fraktur, lettre du 3 janvier 1941 (Martin Bormann)
Aujourd’hui, ce sont les caractères latins qui dominent. La Fraktur, utilisée ponctuellement, garde le plus souvent une dimension politique de germanité ancienne et traditionnelle ; on la retrouve donc dès qu’il s’agit de symboliser la vieille Allemagne, mais aussi, entre autres, dans les milieux néonazis (et ce malgré l’interdiction de 1941 ; les SS, notamment, gardent la Fraktur pour leur acronyme). On la retrouve aussi, enfin, dans les communautés amish et mennonites américaines, attachées aux traditions et issues d’une immigration germanique antérieure à toutes ces réformes.

Les sources des photos sont accessibles en cliquant sur chaque image.


Sources de l’article :

  • Nikola Obermann et Melanie Kreiss, “Sütterlin”, Karambolage, Arte, 2020 [sur Youtube]
  • Matthias Heine, “Die Schrift, die selbst Hitler zu deutsch war”, Die Welt, 2015 (en allemand) [en ligne]
  • Bibliothèque Municipale de Lyon, “Impressions premières. La page en révolution de Gutenberg à 1530. Prolongements : la typographie”, 2016 [en ligne]
  • Lovable History, “Kurrent, Suetterlin and Fraktur all belong to the old German scripts”, 2017 (en anglais) [en ligne]

Pour aller plus loin :
  • Typolexicon, “Fraktur”, 2019 (en allemand) [en ligne]
  • Sur l’écriture manuscrite gothique au Moyen Âge : Hmml School, “Latin Scripts – Gothic Textualis” (en anglais) [en ligne]

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