Les entraves de Léontine

#ChallengeAZ | A comme Aliénée

La litanie des noms, dans laquelle l’originalité fait souvent place à la tradition ; les métiers qui se ressemblent, surtout dans une communauté donnée ; les dates, interchangeables ; les formules convenues de l’officier d’état civil, enfin : tout cela concourt à rendre les archives des naissances, mariages et décès, il faut bien l’avouer, parfois un brin ennuyeuses. Mais il est bien dangereux de se laisser tomber dans la monotonie des relevés, car c’est là que les erreurs se glissent ; c’est aussi là que les traces du corps, des émotions, des relations de nos ancêtres peuvent être négligées, alors même que c’est cela, je crois, que la généalogie espère déceler.
Léontine est arrivée dans mon arbre avec l’assurance d’une épouse, une “nouvelle Hervieux”, comme quelques autres femmes de cette branche éloignée de mes ancêtres de Meuse. Son mari, Emile, était le demi-frère de mon arrière arrière grand-père. Nous n’avions pas beaucoup de liens ; elle était là, date de naissance (1849), date de mariage (1874), pas de numéro Sosa. En 1880, Léontine donne naissance à Zoélie. Victor naît l’année suivante. Les actes se suivent et se ressemblent.
Et puis, en 1907, alors que Victor se marie, Léontine n’est pas autorisée à s’exprimer. “Actuellement en traitement à l’asile public d’aliénés de Fains (Meuse), [Marie Léontine] est dans un état d’aliénation mentale qui ne lui permet pas de donner, en parfaite connaissance de cause, son consentement au mariage de son fils.” La monotonie est brisée ; le corps de Léontine a surgi.
Acte de mariage de Victor Hervieux et de Marthe Solinot à Sedan en 1907
Mariage de Victor Hervieux et de Marthe Solinot, Sedan, le 26 10 1907 (AD08)
Léontine avait-elle perdu la raison ? Je me mets en quête de précisions. Les archives départementales de la Meuse, à Bar-le-Duc, recèlent les registres de l’asile de Fains. La difficulté : pas d’index des patient·es ; les dossiers individuels sont inscrits au fil des entrées, par ordre chronologique. Je dois donc identifier la date d’internement de Léontine — quelque part entre la naissance de son fils, en 1881, et le mariage de celui-ci, en 1907. Entre les deux, c’est le silence des sources.
C’est finalement grâce à Zoélie que je retrouve la date d’internement de sa mère : 1901. Contrairement à l’acte de mariage de Victor, celui de sa soeur est en effet accompagné des certificats et autres pièces justificatives, parmi lesquelles on trouve la plume du médecin en chef de Fains.
Mariage de Zoélie Hervieux et de Charles Joseph Breton, Maizey, le 17 07 1903 (AD55)
Mariage de Zoélie Hervieux et de Charles Joseph Breton, Maizey, le 17 07 1903 (AD55)
Munie de cette date, je peux explorer les registres de l’asile. J’y retrouve une double-page au nom de Léontine Richard, épouse Hervieux. Ce dossier de patiente n’est malheureusement pas accompagné du signalement attendu, mais il renseigne :
  • l’état-civil de l’internée ;
  • sa religion et son degré d’instruction ;
  • la date de son internement et sa cause ;
  • la transcription de l’examen médical ayant mené à sa séquestration, et celle de l’arrêté qui en est issu ;
  • un compte rendu de son état médical, mois par mois, de son arrivée à sa sortie (en l’occurrence, son décès) ;
  • la date de son décès (qui m’était inconnue) et sa cause — une information que l’on ne trouve traditionnellement pas dans l’état-civil (sauf à Strasbourg de 1806 à 1866 ; voir mon post à ce sujet).
Dossier médical de Marie Léontine Richard, asile d’aliénés de Fains, 1901-1910 (AD55)
Dossier médical de Marie Léontine Richard, asile d’aliénés de Fains, 1901-1910 (AD55)
Le récit de l’examen médical est éloquent :

Cette personne, dont la mère est morte folle, a présenté depuis sa ménopause des douleurs de tête avec troubles mentaux. Elle a des hallucinations de l'ouïe, entendant des voix qui l'injurient, des bourdonnements qu'elle attribue à l'électricité. Pour échapper à ces bruits, elle va se promener toute seule dans les champs. Elle reconnaît que ces injures et ces bruits lui font perdre la tête et menace de mettre le feu chez les voisins pour y échapper. Elle s'accuse d'avoir mis le feu dans un village voisin il y a quelques années. J'en conclus que Madame Hervieux est atteinte d'aliénation mentale, qu'elle peut devenir dangereuse pour son entourage et qu'il est nécessaire de l'interner dans un asile spécial.

Au-delà de l’aveu d’incendie (on ne connaît pas les circonstances de l’interrogatoire, ni la réalité de ce feu), Léontine se voit reprocher l’héritage de sa mère (pathologie héréditaire ou transmission d’une histoire difficile ?), posé d’emblée comme un argument à son encontre. Son besoin de solitude apparaît aussi comme un danger, et ses promenades autonomes une activité digne de soupçon.
L'asile de Fains, dans la Meuse, en 1875
L'asile de Fains, dans la Meuse, en 1875 (BnF)
La fiche individuelle de Léontine reste aujourd’hui l’un des plus précieux documents que je possède sur cette branche meusienne. Elle raconte un corps de femme, de ceux qui échappent si souvent aux recherches généalogiques — faute d’archives militaires, notamment, qui documentent les corps de leurs pères, frères, époux et fils. Elle raconte un corps perdu, dérouté par les années vieillissantes, la ménopause, les relations de voisinage difficiles, l’arrivée de l’électricité aussi. Elle raconte surtout un corps contraint, enfermé et violenté, victime d’un sexisme encore inexprimable et d’une médecine désemparée face aux troubles psychiques et mentaux.

Les sources des photos et documents sont accessibles en cliquant sur chaque image.

 

Pour aller plus loin :

  • Le Cours de l’histoire, Histoire des violences faites aux femmes, épisode 3/4 , “Apportez-moi mes sels !” La médecine et le mythe du sexe faible, France Culture, 23 novembre 2022 [en replay]

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